Histoire - Vandalisme

RÉTROVISION

1977 : un vandale en série sème la panique dans les musées allemands

Par Isabelle Manca-Kunert · Le Journal des Arts

Le 21 avril 2024 - 1043 mots

Il y a près de cinquante ans, un iconoclaste commettait son premier forfait à Cassel, en Allemagne, s’en prenant à des toiles de maître. Il n’a cessé de récidiver entre deux internements.

Février 2024, Le Printemps de Monet est victime de déprédation au Musée des beaux-arts de Lyon. La toile est aspergée de soupe par deux vandales, des « activistes écologistes » comme les désignent complaisamment certains commentateurs. La peinture est sauve car protégée par une vitre. Le cadre, d’époque, est en revanche endommagé et devra subir une campagne de restauration. Quelques jours plus tard, c’est au tour du Portrait de Lord Arthur Balfour (Philip Alexius Laszlo, 1914) d’être tagué et lacéré par d’autres militants, au prétexte de dénoncer le sort de la population palestinienne. Depuis deux ans, les dégradations se succèdent en effet à un rythme étourdissant dans les musées occidentaux, comme autant d’actions coup-de-poing censées alerter la société. Une flambée telle que les institutions s’activent pour mettre sous verre les œuvres qui ne l’étaient pas encore et pour renforcer les protocoles de sécurité.

Cette prise en otage de la culture et ce climat d’inquiétude ne sont hélas pas un phénomène nouveau. On l’a oublié, mais, il y a une quarantaine d’années, un vent de panique a soufflé sur les musées allemands. Les collections germaniques ont en effet été la cible d’un vandale en série qui a terrorisé les conservateurs. Le 7 octobre 1977, Cassel est le théâtre d’une attaque qui fait les gros titres et qui signe la fin d’un périple stupéfiant ; celui du plus grand iconoclaste du XXe siècle. En cette journée maussade, rares sont les amateurs d’art qui ont bravé le mauvais temps pour aller étancher leur soif de beauté au château de Wilhelmshöhe. Il n’y a pas un chat dans la galerie de peintures anciennes à l’heure du déjeuner, personne pour arrêter le geste absurde de Hans-Joachim Bohlmann. Avant de pénétrer dans le château, celui-ci a pris soin de glisser sa fiole d’acide sulfurique dans une de ses chaussettes afin de ne pas éveiller l’attention des gardiens. Personne ne soupçonnerait en effet ce Monsieur Tout-le-Monde vêtu d’un complet veston austère. Une fois dans le saint des saints, l’assaillant saisit la fameuse fiole et répand le liquide destructeur sur quatre tableaux : un Autoportrait de Rembrandt ainsi qu’un « saint Thomas » et une Bénédiction des fils de Joseph par Jacob également de la main de l’illustre Hollandais. Un Noli me tangere de Willem Drost complète son sinistre tableau de chasse. Le vandale a le temps d’admirer la destruction de la couche picturale et du support et de repartir tranquillement sans être inquiété. Une fois dehors, il entend résonner l’alarme et se débarrasse, ni vu ni connu, de l’arme du crime. C’est évidemment le branle-bas de combat au musée : les équipes sont au chevet des œuvres gravement endommagées et un gardien se souvient qu’un visiteur a attiré son attention. Par chance, il a un œil de physionomiste et un bon coup de crayon et esquisse un portrait ressemblant. Ce portrait-robot, couplé au signalement d’un membre de la réception de l’hôtel où l’attaquant a séjourné la veille, permet d’identifier le coupable et de l’appréhender dès le lendemain à son domicile à Hambourg, à l’autre bout du pays. Son arrestation permet aux musées de l’ex-RFA de respirer. Car l’homme n’en est pas à son premier méfait, loin de là, cela fait six mois qu’il sévit impunément.

Hans-Joachim Bohlmann. © D.R.
Hans-Joachim Bohlmann.
© D.R.

Au printemps 1977, Bohlmann vit une épreuve fatale : le décès brutal de son épouse. Ce drame constitue l’ultime clou au cercueil d’un homme que la vie n’a pas gâté et qui souffre de sérieux problèmes psychologiques, encore aggravés par le traitement de choc qu’il a reçu quelques années auparavant. Devenu veuf, il décide de se venger de la société en s’attaquant aux œuvres d’art. Il élabore un modus operandi, choisit l’acide car c’est un produit facile à se procurer, plus aisé à dissimuler qu’un objet tranchant et surtout qui occasionne des dégâts irréversibles et spectaculaires en un claquement de doigts. La cinquantaine d’œuvres que l’homme prend pour cible porte ainsi sa triste signature : une peinture brûlée et un vernis désintégré ruisselant sur la surface du tableau. Retors, il vise aussi systématiquement les visages, la partie la plus emblématique de la composition et la plus difficile à restaurer. Ou plus exactement à reconstituer, tant les dégâts sont sévères. Le chantier sur la toile de Drost était tel par exemple qu’elle n’a regagné les cimaises qu’en 2007 !

Sensible à l’écho médiatique

Comme nos activistes contemporains recherchant l’attention des médias et des réseaux sociaux, l’iconoclaste est sensible à l’écho que lui donne la presse. Il prépare ainsi soigneusement la liste de ses victimes pour s’attirer un maximum de retombées. Au printemps, il se fait la main « à domicile » en attaquant la Kunsthalle de Hambourg. Il frôle les tableaux pour vérifier s’ils sont sous alarme ; une fois le test effectué, il asperge le Poisson d’or (1925) de Paul Klee. Après ce galop d’essai, il frappe dans une église de Lübeck, puis s’attaque aux portraits de Luther et de son épouse par Cranach l’Ancien à Hanovre ou encore au Portrait de l’archiduc Albert par Rubens à Düsseldorf. Arrêté, il purge une peine de cinq ans de prison. Quand il est relâché, il est considéré comme l’ennemi public numéro un, dont le portrait s’affiche dans tous les établissements d’Allemagne et des pays voisins. L’iconoclaste modère un temps sa fièvre destructrice mais, en 1988, furieux de voir sa retraite amputée en réparation des dommages commis, il frappe à nouveau et vise l’emblème national : Dürer. Il ruine trois de ses œuvres vedettes de l’Alte Pinakothek de Munich ; le retable Paumgartner, la Mater Dolorosa et La Lamentation. Il est cette fois arrêté sur le champ. Emprisonné à nouveau, il passera ensuite quinze ans en hôpital psychiatrique. Un long internement durant lequel il s’adonnera notamment à l’art-thérapie. Preuve de la grande efficacité de ce traitement aujourd’hui salué, il reprendra ses méfaits quelques mois à peine après sa sortie, jetant son dévolu sur un grand tableau conservé au Rijksmuseum, à Amsterdam : Le Banquet de la garde civique (1648) de Bartholomeus van der Helst. Un méfait qui lui vaudra un ultime séjour en prison et qui fait de lui le pire iconoclaste moderne.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°631 du 12 avril 2024, avec le titre suivant : 1977 : un vandale en série sème la panique dans les musées

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